« Guillemets »
Extraits, Citations — Quotes, Excerpts

de nombreuses citations de Bobin chez Jobin

On pourrait recenser les livres suivant l'embarras d'en parler

Christian Bobin, La part manquante
6/22/2005 12:49:00 PM

Dans la vitrine de la librairie, tu as aussitôt repéré la couverture et le titre que tu cherchais. Sur la trace de ce repère visuel, tu t'es aussitôt frayé un chemin dans la boutique, sous le tir de barrage nourri des livres-­que-­tu-­n'as-­pas-­lus, qui, sur les tables et rayons, te jetaient des regards noirs pour t'intimider. Mais tu sais que tu ne dois pas te laisser impressionner. Que sur des hectares et des hectares s'étendent les livres-­que-­ tu-­peux-­te-­passer-­de-­lire, les livres-­faits-­pour-­d'autres-­usages-­que-­la-­lecture, les livres-­qu'on-­a-­déjà-­lus-­sans-­avoir-­besoin-­de-­les-­ouvrir-­parce-­qu'ils-­appartiennent-­à-­la-­catégorie-­du-­déjà-­lu-­avant-­même-­d'avoir-­été-­écrits. Tu franchis donc la première rangée de murailles : mais voilà que te tombe dessus l'infanterie des livres-­que-­tu-­lirais-­volontiers-­si-­tu-­avais-­plusieurs-­vies-­à-­vivre-­mais-­malheureusement-­les-­jours-­qui-­te-­restent-­à-­vivre-­sont-­ce-­qu'ils-­sont. Tu les escalades rapidement et tu fends la phalange des livres-­que-­tu-­as-­l'intention-­de-­lire-­mais-­il-­faudrait-­d'abord-­en-­lire-­d'autres, des livres-­trop-­chers-­que-­tu-­achéteras-­quand-­ils-­seront-­revendus-­à-­moitié-­prix, des livres-­idem-­voir-­ci-­dessus-­quand-­ils-­seront-­repris-­en-­poche, des livres-­que-­tu-­pourrais-­demander-­à-­quelqu'un-­de-­te-­prêter, des livres-­que-­tout-­le-­monde-­a-­lu-­et-­c'est-­donc-­comme-­si-­tu-­les-­avaient-­lus-­toi-même. Esquivant leurs assauts, tu te retrouves sous les tours du fortin, face aux efforts d'interception des livres-­que-­depuis-­longtemps-­tu-­as-­l'intention-­de-­lire, des livres-­que-­tu-­as-­cherché-­pendant-­des-­années-­sans-­les-­trouver, des livres-­qui-­concernent-­justement-­un-­sujet-­qui-­t'intéresse-­en-­ce-­moment, des livres-­que-­tu-­veux-­avoir-­à-­ta-­portée-­en-­toute-­circonstances, des livres-­que-­tu-­pourrais-­mettre-­de-­côté-­pour-­les-­lire-­peut-­être-­cet-­été, des livres-­dont-­tu-­as-­besoin-­pour-­les-­aligner-­avec-­d'autres-­sur-­un-­rayonnage, des livres-­qui-­t'inspirent-­une-­curiosité-­soudaine-­frénétique-­et-­peu-­justifiable. Bon, tu as au moins réussi à réduire l'effectif illimité des forces adverses à un ensemble considérable, certes, mais cependant calculable, d'éléments en nombre fini, même si ce relatif soulagement est mis en péril par les embuscades des livres-­que-­tu-­as-­lus-­il-­y-­a-­si-­longtemps-­qu'il-­serait-­temps-­de-­les-­relire, et des livres-­que-­tu-­as-­toujours-­fait-­semblant-­d'avoir-­lus-­et-­qu'il-­faudrait-­aujourd'hui-­te-­décider-­à-­lire-­pour-­de-­bon.

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur
6/19/2005 12:11:00 PM

Ce n'est pas que tu attendes quelque chose de particulier de ce livre particulier. Tu es un homme qui, par principe, n'attends plus rien de rien. Il y a tant de gens, plus jeunes que toi ou moins jeunes, dont la vie se passe dans l'attente d'expériences extraordinaires. Avec les livres, les personnes, les voyages, les événements, tout ce que l'avenir garde en réserve. Toi, non. Tu sais que le mieux qu'on puisse espérer, c'est d'éviter le pire. C'est la conclusion à laquelle tu es arrivé dans ta vie privée comme pour les problèmes plus généraux, et même mondiaux. Et avec les livres ? Justement : comme tu y as renoncé dans tous les autres domaines, tu crois pouvoir te permettre le plaisir juvénile de l'expectative au moins dans un secteur bien circonscrit comme celui des livres. À tes risques et périls : la déconvenue n'est pas bien grave.

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur
6/19/2005 12:10:00 PM

via The-Flo

Liste des essentiels

Carnets de notes grifouillages secrets et pages démentes
dactylographiées pour ton propre plaisir
soumis à tout, ouvert, à l'écoute
quelque chose que tu sens trouvera sa propre forme
sois saint fou et idiot de l'esprit
écris ce que tu veux du fond de l'esprit
les visions indicibles de l'individu
pas de temps pour la poésie mais exactement ce qui est
en transe-fixation rêvant l'objet devant toi
défais-toi des inhibitions littéraires, grammaticales et
syntaxiques
comme Proust sois une vieille tête-herbe du temps
racontant la vraie histoire du monde
en monologue intérieur
écris à partir du substantiel oeil du milieu, nageant
dans mer de langue
ne pense pas aux mots quand tu t'arrêtes sauf pour
mieux voir l'image
ni peur ni honte de la dignité de ton expérience, de ta
langue et connaissances
livre-film est le film en paroles, la forme
Américaine visuelle
composant frénétique, sans discipline, pur, émergeant
d'en dessous
le plus fou le mieux ça vaut
écrivain-metteur en scène de films Terrestres
subventionnés et Angélisés au Ciel.

Jack Kerouac, Mexico city blues, préface
6/05/2005 03:45:00 PM

Je te narine je te chevelure
je te hanche
tu me hantes
je te poitrine
je buste ta poitrine puis te visage
je te corsage
tu m'odeur tu me vertige
tu glisses
je te cuisse je te caresse
je te frissonne
tu m'enjambes
tu m'insupportable
je t'amazone
je te gorge je te ventre
je te jupe
je te jarretelle je te bas je te Bach
oui je te Bach pour clavecin sein et flûte

je te tremblante
tu me séduis tu m'absorbes
je te dispute
je te risque je te grimpe
tu me frôles
je te nage
mais toi tu me tourbillonnes
tu m'effleures tu me cernes
tu me chair cuir peau et morsure
tu me slip noir
tu me ballerines rouges
et quand tu ne haut-talon pas mes sens
tu les crocodiles
tu les phoques tu les fascines
tu me couvres
je te découvre je t'invente
parfois tu te livres

tu me lèvres humides
je te délivre et je te délire
tu me délires et passionnes
je t'épaule je te vertèbres je te cheville
je te cils et pupilles
et si je n'omoplate pas avant mes poumons
même à distance tu m'aisselles
je te respire
jour et nuit je te respire
je te bouche
je te palais je te dents je te griffe
je te vulve je te paupières
je te haleine
je t'aine
je te sang je te cou
je te mollets je te certitude
je te joues et te veines

je te mains
je te sueur
je te langue
je te nuque
je te navigue
je t'ombre je te corps et te fantôme
je te rétine dans mon souffle
tu t'iris

je t'écris
tu me penses

Ghérasim Luca, La fin du monde - prendre corps
6/01/2005 10:30:00 AM